Vision de Penrose

« la base fondamentale sur ma théorie sur le cerveau, c’est que ses rouages, ce que nous appelons l’esprit, résultent de son anatomie et de sa physiologie et de rien d’autres. », Carl Sagan, les dragons de l’Eden

Les questions de la conscience de l’âme et du corps ont toujours intéressé et intrigué les philosophes de tous les temps. L’échange de corps avec transplantation de la conscience est mentionné par Locke (essai sur l’entendement humain) qui se demandait ce qui se passerait si l’âme du Prince devait pénétrer le corps d’un Savetier.

L’idée de relier la conscience à la physique atomiste peut être tracée aux “atomes” de Démocrite, repris par Spinoza et Leibniz avec ses fameuses “monades” que Whitehead[i] réinterprète comme des “occasions d’expériences“.

Selon Spinoza, l’esprit et le corps sont les mêmes; juste deux manières d’apparaître liées à une seule substance infinie qu’on pourrait attribuer à la Conscience. On est dans une analogie avec les deux manières d’être : particule et onde en physique. On s’aperçoit maintenant que l’information est la vraie nature existentielle. On a rajouté l’intelligence et on attend que la conscience prenne enfin son importance.

On est dans deux visions de la conscience de l’IA :

– IA faible : les programmes ne veulent que simuler “l’esprit”

– IA forte : les programmes peuvent donner à leur structure la faculté de la pensée humaine et même la dépasser.

Chalmers [ii] affirme que la conscience peut exister en remplaçant les neurones par des circuits intégrés. Le comportement est réduit à une base biologique-physique.

Si la conscience s’explique par les neurones et donc la biologie (biotechnologie, clonage, cellules souches…), alors elle pourra mieux s’expliquer par la physique quantique, car la biologie n’est qu’une branche de la physique à une échelle moléculaire. Les approches quantiques souffrent des mêmes lacunes que les explications neurales ou computationnelles.

La pensée de la machine pourrait être différente (en forme) de celle de l’humain, mais c’est toujours une pensée au sens physique du terme ; c’est à dire une intelligence qui raisonne, calcul et décide. La pensée est certes du « calcul », mais au sens le plus large ; discernement et même détachement ; c’est à dire refus de calcul temporel.

L’esprit ne peut fonctionner comme une machine de Turin. Ils ne fonctionnent pas comme des axiomes mathématiques ou des algorithmes par un système de calculs. Nos capacités sont supérieures à celles de l’ordinateur.

Dans “L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique“, Penrose va porter un coup dur aux penseurs de l’IA forte. L’esprit n’est pas qu’une machine qui fonctionne avec les lois de la matière physique. Pour Penrose, les machines de Turing sont incapables de modéliser la conscience à cause de leurs déterminismes et des limitations des systèmes formels (problème de l’arrêt et de l’incomplétude gôdelienne).

Penrose[iii] pense que le cerveau obéit à des lois de physique qui sont non-programmables et qui ne peuvent être traitées que par les lois de mécanique quantique.

La vision réductionniste matérialiste de l’esprit que véhicule la Machine de Turin est une vision qui voulait se libérer de la vision théologique « obscurantiste ». Revenir à une vision spiritualiste comme celle de la conscience quantique, c’est revenir à une vision théologique « plus éclairée », dépourvue de contraintes, de dogmes et de prétentions.

La MQ (mécanique quantique) est la science par excellence qui explique la matière physique de l’univers. L’attraction est forte d’aller dans les cavernes de l’esprit avec ces outils redoutables de particules élémentaires qui ont permis de dégager des forces nucléaires.

Dans “Physique atomique et connaissance humaine”, Niels Bohr fut le premier à voir des analogies entre physique quantique et théorie cognitive en biologie et en psychologie. Le neurobiologiste John Eccles avait spéculé sur le rôle de la mécanique quantique dans le fonctionnement du cerveau.

Stapp[iv] explique pourquoi la physique quantique peut décrire le fonctionnement de la conscience alors que la physique classique ne peut le faire.

 

Les Ombres de l’Esprit

“La science semble nous conduire à dire que nous ne sommes simplement que de petites parties d’un monde gouvernée par les détails mathématique très précis. Même notre cerveau, qui semble contrôler nos actions, est aussi gouverné par les mêmes lois précises. L’image qui émerge est que toutes ces activités physiques précises ne sont, en effet, rien d’autres que les actions de computation (peut être probabilistes) et donc notre cerveau et notre esprit, doivent être compris en termes de ces computations“.  Penrose

Penrose pense qu’une machine qui fait un « raisonnement » ne constitue pas pour autant un « entendement ». Il explique ce raisonnement dans « shadows of the mind », avec la métaphore de la chambre chinoise de Searle. Calculer ne constitue pas toute la pensée. Il y’aurait donc de la Pensée sans calcul algorithmique.

Penrose et Hamerhoff ont proposé une théorie de conscience quantique. D’autres tentatives se sont succédé comme celles de Schrödinger, de Lupasco ou d’Espagnat.

Penrose[v] donne une explication quantique au cerveau. Il pense que le monde mental (cerveau) se réduit à un monde de « computation quantique. La pensée consciente qui serait selon lui non-algorithmique. Un ordinateur ne peut simuler un cerveau humain. La réponse est dans la physique quantique. Shimoney[vi] parle des “bonds quantiques”.

Dans « Les Ombres de l’Esprit »[vii], Penrose poursuit cette quête en affirmant que les “bonds quantiques” renferment une proto-conscience qui se trouve dans les réseaux de spin.

Penrose ne pense pas à la nécessite fondamentale de la conscience dans l’univers. Il renie que l’effondrement de la fonction d’onde est dû à une conscience d’un observateur.

Penrose pense que la conscience est physique.

«  La conscience fait partie de notre univers, partant, toute théorie physique qui ne l’intègre pas ne peut sérieusement prétendre offrir une vision complète du monde », Roger Penrose

Le modèle Orch OR (Orchestrated Objective Reduction) proposé par Penrose-Hamerhoff[viii] [ix] affirme que dans les neurones, à l’intérieur des structures appelées microtubules, des condensats de Fröhlich pouvaient se former et créer une ‘conscience quantique’.

« Je suggère donc que, alors que les activités inconscientes du cerveau sont celles qui sont soumises à des procédures algorithmiques, l’activité de la conscience est tout à fait différente, et elle procède d’une manière qui ne peut être décrite par aucun algorithme… », Penrose

Ces microtubules ont une forme cylindrique composée de colonnes de tubules disposées en spirale (5 colonnes forment un arrangement hélicoïdal dextrogyre, 8 colonnes un arrangement hélicoïdal lévogyre). Les tubules fonctionnent comme des cellules automates avec deux positions différentes selon leur état de polarisation électrique:

“… dans le cerveau, le niveau de base de la cognition se trouve à l’intérieur des cellules nerveuses et que les filaments des cytosquelettes sont les racines des phénomènes conscients”.

Les tubules superposés effectuent des calculs jusqu’à ce qu’ils atteignent le seul de gravité pour s’évaporer dans des bits classiques en donnant naissance à un événement conscient. Les informations globales seraient cachées dans ces particules élémentaires.

Penrose pense comme Einstein que le monde est fortement déterministe et donc prédictible. Il confond les lois physiques qui sont certes non-programmables, les lois biologiques qui sont émergeantes et indéterminées et les lois de la conscience cosmique qui sont nécessaires pour la complétude mathématique et physique de l’univers.

 

Critique de la pensée de Penrose

« Qu’est-ce que la conscience ? Il faut bien admettre que je ne sais pas la définir. Mais je crois que c’est un concept accessible par la physique. », Penrose

Penrose pense que la conscience ne peut être programmée par/dans un raisonnement algorithmique. En tant physicien-mathématicien, il pense qu’elle peut être « localisée » matériellement à l’échelle quantique.

Penrose affirme dans son modèle OR que les perturbations gravitationnelles cosmiques qui obéissent à la relativité générale produisent des réductions spontanées cumulatives. Ceci met en relation l’infiniment grand de la cosmologie et l’infiniment petit de la mécanique quantique.

Dans « les deux infinis », Penrose répond aux défis d’explications que lui posent quatre chercheurs :

– Shimoney[x] prétend que Penrose est un alpiniste qui escalade la mauvaise montagne en se concentrant seulement sur la non-calculabilité de l’esprit qui a d’autres fonctions. Je pense qu’il a raison, mais la différence entre un alpiniste amateur et un alpiniste professionnel est que le professionnel agit puis réfléchit en prenant en compte le retour d’expérience alors qu’un amateur réfléchit puis réfléchit puis réfléchit… Penrose est un professionnel et Shimoney est un amateur qui lit beaucoup de romans. En tant qu’aveugle, l’humanité n’a d’autres choix que de tâter le potentiel. On peut ainsi passer toute notre vie à tourner en rond. Seul un mystique illuminé de l’extérieur peut nous faire sortir du dedans en nous guidant directement vers la voie anti-chaotique.

– Cartwright[xi] questionne le fait que la physique soit un point de départ pour tout expliquer. Selon elle, si la physique peut expliquer une partie de l’histoire (notamment les signaux électromagnétiques du cerveau), cela ne veut pas dire qu’elle est toute l’Histoire. Le physicalisme de Penrose, due à son background, est un hégémonisme qui le renferme dans une explication close ; celle de la Physique alors que d’autres voies non-physiques sont possibles comme la biologie (non-réduite à la physique).

– Hawkins[xii] défi Penrose de prouver sa théorie OR (Objectif Reduction) de réduction de la fonction d’onde.

« les théories physiques ne sont que des modèles mathématiques que nous construisons et qu’il n’y’ a pas sens à demander si elles correspondent à la réalité, mais seulement si elles prédisent les observations ». Hawking

Cette critique est la plus forte contre le physicalisme de Penrose au-delà des « mathématiques ». En réalité, Hawkins reproche à son ami le fait de trahir la voix mathématique platonicienne à laquelle tous les deux ont travaillé dessus !

– Omnès[xiii] parle du mystère X (processus R) provenant de la réduction d’un état quantique et de la limite classique (limite de la mécanique quantique à la mécanique classique au niveau macro). Le mystère X est que nous ne percevons pas la superposition (enchevêtrement) quantique (chat de Schrödinger qui est mort et vivant en même temps et qui ne devient séparé que par notre mesure). La décohérence n’est pas évidente avec le mécanisme OR proposé par Penrose et ses commentaires ne sont pas convaincants jusqu’à leurs validations expérimentales. Pour Omnes, le modèle OR est hypothétique alors que les théories de la décohérence répondent bien aux questions de mesure en MQ. La décohérence dont parle Omnes n’est pas aussi confirmée et ses commentaires ne sont pas aussi convaincants jusqu’à leurs validations expérimentales. Tout le monde est au pied du mur quand on ne peut réfuter un modèle qui est encore à l’état embryonnaire. Penrose explore juste des sentiers.

Le problème du modèle physique de Penrose est : comment va-t-il faire pour l’étude des fonctions de l’Esprit : émotion, mémoire, apprentissage, perception ?

Les représentations quantiques de Penrose peuvent être creusées, mais sans trop d’illusions. Elles ont le mérite de creuser une artère (non-algorithmique des activités du cerveau) en attendant que d’autres artères se creusent. L’essentiel est que le problème de l’Esprit est maintenant devenu le vrai problème de la physique, de la science, de la philosophie et de la pensée en général.

 

[i]         A. N. Whitehead, Process and Reality, Macmillan, N.Y.1929.

[ii]        D. Chalmers, The Conscious Mind-In search of a fundamental theory, Oxford University, Press, NY, 1991.

[iii]      – R. Penrose. The Emperor’s New Mind. Concerning Computers,

Minds, and the Laws of Physics, Vintage, London, 1990.

[iv]      – H. P. Stapp, Why Classical Mechanics Cannot Naturally Accommodate Consciousness but Quantum Mechanics Can, Psyche 2(5), May 1991.

– H. P. Stapp, Mind, Matter, and Quantum Mechanics, Springer- Verlag, Berlin, 1991.

[v]        Roger Penrose,

– The Emperor’s New Mind, Oxford University Press, Oxford, 1989.

The large, the small and the human mind, Cambridge University Press, 1997.

La physique et les mathématiques de la pensée, in Herken Rolf (Ed.), “The Universal Turing Machine, a Half-Century”, Oxford University Press, 1988.

[vi]      A. Shimony, Search for a Naturalistic World View, Volume II, Natural Science and Metaphysics, Cambridge University Press, Cambridge, U.K. (1993).

[vii]      – Roger Penrose, Les ombres de l’esprit. A la recherche d’une science de la conscience, InterEditions, Paris, 1991.

– R. Penrose, Shadows of the Mind, Oxford University Press, Oxford, 1994

[viii]     Roger Penrose & Stuart Hameroff, Consciousness in the Universe: Neuroscience, Quantum Space-Time Geometry and Orch OR Theory, Journal of Cosmology. 14. 2011

[ix]      S. Hameroff and R. Penrose, Orchestrated reduction of quantum coherence in brain microtubules: A model for consciousness. In: “Toward a Science of Consciousness- First Tucson Discussions and Debates”, Eds. S. Hameroff, A. Kaszniak, and A. Scott. MIT, Press, Cambridge, MA, 1991.

– S. Hameroff and R. Penrose, Conscious events as orchestrated spacetime selections, Journal of Consciousness Studies, 3(1), 1991.

-S. Hameroff, Funda-mental geometry: The Penrose-Hameroff Orch OR model of consciousness, In: “Geometry and the foundations of Science: Contributions from an Oxford Conference honouring Roger Penrose”, Oxford Press, 1997.

[x]       A. Shimoney, Quantum physics and the philosophy of Whitehead, in “Philosophy in America”, Max Black ed Georges Allen & Unwin, London, 1961.

[xi]      N. Cartwright, Fundamentalism against the patchwork of laws, Proceeding of the Aristotelian Society, 1991.

[xii]      R. Penrose & S. Hawkins, La Nature de l’Espace et du Temps, Gallimard, 1997.

[xiii]     R. Omnès, Philosophie de la Science Contemporaine, Gallimard, Folio-essais, 1994